YA HASRA
2023
En 1940, plus de 100 000 Juifs et Juives habitent la Tunisie, et trente ans plus tard, il en reste moins de 10 000. Aujourd'hui, ils sont très peu à avoir résisté aux forces historiques qui ont dispersé leurs cousins et leurs voisins. Mais au-delà de cet exil, la présence millénaire des Juifs tunisiens a laissé une trace éternelle et délicieuse dans les paysages et le patrimoine culturel, culinaire et bien sûr musical du pays.
Habiba Msika, Louisa Tounsia, Raoul Journo et El Kahlaoui Tounsi, rassemblés sur la face A du disque, sont quatre artistes légendaires, conteurs de cette histoire qui n'a cessé de se chanter de part et d'autre de la Méditerranée au gré des vagues de migration. Sur la face B, la DJ et productrice Sharouh revisite leurs morceaux en jouant avec leurs rythmes et leurs sonorités dans une série de remix pour réinvestir cet héritage et lui donner un nouveau souffle.
Préface du vynile Ya Hasra
Habiba Marguerite Msika, diva aux yeux verts, figure iconoclaste et pourtant rassembleuse, est née dans le quartier pauvre de la Hafsia,le ghetto juif de Tunis. Scandaleuse et sulfureuse, elle est entourée d'hommes (les "Soldats de la Nuit") qui s'allongent par terre devant elle pour que ses pieds ne touchent pas le sol. En 1925, elle choque le public du théâtre Ben Kemla lorsqu'elle incarne Roméo et embrasse Juliette. Et en 1928, nouveau tapage lorsqu'elle s'enveloppe dans un drapeau de la Tunisie pour chanter l'indépendance du pays, subversion qui lui vaut d'être arrêtée par les autorités coloniales françaises. En 1930, elle devient membre du Forever27 Club lorsqu'elle meurt brûlée vive par un homme à la masculinité plus que toxique, vexé qu'elle refuse de l'épouser alors qu'il a fait construire pour elle un palais luxueux dans la ville andalouse de Testour. La légende tragique de Habiba est racontée dans le film de Selma Baccar La Danse du Feu. Chanson populaire connue de tous les Tunisiens, Habibi L Awwel est la comptine espiègle d'une femme libertine mais romantique. Corps volage mais cœur fidèle, elle énumère : "Mon premier amant, je ne l'oublierai jamais, mon deuxième amant, je ne l'oublierai jamais, mon troisième amant, je ne l'oublierai jamais, mon quatrième amant…
Louisa Saadoun, connue sous le nom de Louisa Tounsia (Louisa la Tunisienne), vedette prolifique des cabarets de Paris, Marrakech et
Casablanca, chante en français et en arabe dans les années 40 et jusqu'à sa mort en 1966. Ses succès ont été repris par d'autres artistes maghrébins, juifs ou non : Lili Boniche, Reinette L'Oranaise, Emel Mathlouthi, Nabina Karaouli…Dans cet enregistrement, Louisa reprend Alal Houli, une chanson du patrimoine populaire au rythme (Fazzani) et au mode (Hsin) typiquement tunisiens. Ce houli couleur grenade qu'évoque le titre, c'est la robe traditionnelle dont se drapaient les femmes du Sud du pays, en particulier sur l'ile de Djerba.
Dans les années 50, quartier Lafayette à Tunis, pas un mariage (juif comme musulman), pas une barmitzvah, pas une circoncision ne se
célébre sans la présence de Raoul Journo. "Demande à Tata Messaouda, elle te racontera sa voix inoubliable qu'on entendait à des kilomètres à la ronde, lors de la brit mila du fils de Simha". Il est surtout connu pour ses taalil et son talent pour le mawwal, mais ici vous découvrez Ya Samra, chant populaire qui fait l'éloge d'une jolie brune.
El Kahlaoui Tounsi, prodige de la derbouka dès son plus jeune âge, a plus d'une corde à son arc. Percussionniste, chanteur, auteur-compositeur, producteur, c'est aussi un vrai businessman : en 1960, il acquiert le label Dounia Records qui signe les plus grandes stars de la musique arabe, de l'Egypte à l'Algérie en passant par la Tunisie (Farid El Atrache, Abdel Halim Hafez, El Hadj M'hamed El Anka, Blond Blond, Cheikha Rimitti, et bien sûr Raoul Journo), et en 1976, il achète le Bataclan à Paris. Dans Habbitek Ya Zine Ezzine, il fait se répondre les voix et les instruments pour donner la sérénade à sa bien aimée. À travers la réédition de ces quatre pépites musicales, accompagnée par les remix uniques de Sharouh, la diversité culturelle de la Tunisie défie l'oubli et se réinvente. Du jasmin dans les oreilles. Liner notes by Reine Ruby.
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Tunis, 2023.